On se sert du roman policier pour faire passer toutes sortes de « messages », messages prétendument humanitaires, ou carrément philosophiques! Il y a un courant assez fort, actuellement, qui véhicule des trames ayant pour base l’indispensable policier véreux et l’assassin, innocente victime du sort. ... Entre parenthèses, aucun suspens quant à l’identité du coupable : c’est invariablement « la société ». Et tout cela, bien sûr, baigne la plus béate utopie.

— Paul Halter, À 139 pas de la mort

mardi 27 décembre 2011

Tobie or not Tobie — René Reouven

J’aime le postulat du livre Tobie or not Tobie de René Reouven. L’auteur part de la Bible ( le livre de Tobie pour être plus précis) et « aménage » le texte pour en faire un excellent roman policier ! Mieux, il y ajoute un excellent crime impossible !

Le livre de Tobie se prète particulièrement bien à l'exercice, puisqu'il raconte l'histoire de Sarah, une fille de vingt ans déjà mariée à sept reprises. Chaque fois, le marié est tué le soir des noces, apparemment par le démon Asmodée: il meurt tout simplement de peur, devant dix autres hommes qui ont mangé et bu la même chose que lui: l'empoisonnement est donc exclu.Mais comment l'assassin peut-il « cibler » une seule victime sans laisser des traces ? Oui, c’est un crime impossible, et la solution est excellente.

Mais le crime impossible n'apparaît que tardivement dans le roman. Ce n'est qu'à la 160ième page (de 200) qu'il en est enfin question. Mais on ne s’ennuie pas— on suit notre héro Tobie, qui décide de devenir le huitième mari. La famille de Sarah n’est pas franchement ravie, et l'atmosphère est donc assez tendue. Reouven démontre beaucoup de talent : il y a quelques scènes excellentes où Tobie entend au dehors une étrange musique - un appel à Asmodée et un signe de mauvais présage.

Mais surtout j’aime l’esprit du livre. M. Reouven est un auteur génial. Le livre est, d'après lui, la traduction fidèle de rouleaux écrits par le prophète-détective Daniel. On y trouve de nombreuses références anachroniques, notamment à Shakespeare – le titre du livre bien sûr, mais aussi ce dialogue qui énumère les victimes d'Asmodée :

Ils sont morts tous les sept, Tobie ! Ils sont morts, Amnon, fils de Saül, Eliahou, fils de Dan, Uri le Galiléen… Moshe, de Kimmanshah, est mort. Yohanan, le voyageur, est mort. Rosencranz et Gulderstein sont morts.

Reouven ajoute en bas de page:

Si l’auteur a réussi à reconstituer l’étymologie du nom de Médor ainsi appelé parce que c’était un chien de Médie, acheté par Tobie à un caravanier pour une bouchée de pain azyme, il n’a pu, en revanche, déterminer l’origine de ces deux noms.

Il y a beaucoup d'autres références—Tobie s'interroge sur le « mystère » de la chambre (jaune) de Sarah, et dit à l'un de ses amis: « Elémentaire, mon cher Azarias » Sans parler de l'intrigue elle-même, qui respecte scrupuleusement les évènements du Livre de Tobie (mais je ne peux pas en dire plus...) Tous les éléments trouvent leur place, et je suis certain qu’il y en a quantité d'autres que je n'ai pas compris!

Tobie or not Tobie, la question ne se pose pas ! Ce livre est un chef-d'oeuvre, sans le moindre doute. Tobie est un excellent personnage et l'intrigue est formidable. Bravo, M. Reouven! J'ai d'ores et déjà acheté un autre de ses livres (Souvenez-vous de Monte Cristo) et je suis tout excité à l'idée de le lire!

dimanche 27 novembre 2011

The Act of Roger Murgatroyd — Gilbert Adair (2006)

Gilbert Adair est un auteur postmoderne… Voilà déjà qui ne promet rien de bon… Son livre, « The Act of Roger Murgatroyd » se veut une parodie hilarante des œuvres d’Agatha Christie et des autres auteurs de l’Age d’Or du roman d’énigme. Il y a même un crime impossible dans une chambre close ! Qu’est-ce qui pourrait aller de travers ? Réponse : plein de choses

Ce livre est atroce, tout simplement. Rien ne fonctionne. Adair est un auteur vaniteux qui se croit le plus intelligent au monde. Ses blagues sont nulles et il démontre qu’il ne comprend pas le roman policier du tout. Parfois, une de ses blagues fonctionne… il la réutilise alors encore et encore, ad nauseam, jusqu'à ce qu'on ait envie de l'étrangler!

Cependant, l’humour ne marche pas parce que le livre transpire d'une véritable haine pour les romans d’énigme. Adair ne cache pas son opinion : tous pareils et sans intérêt. Sa solution du crime impossible est, franchement, la plus stupide que j’ai jamais lue. Elle ne fonctionnerait jamais dans la réalité, et de plus, il y a un trou dans l’intrigue si grand, qu’on y pourrait mettre un cirque entier (avec deux ou trois éléphants). Et ledit cirque serait beaucoup plus amusant que ce livre.

Finalement, la « héroine », Evadne Mount est le personnage de roman le plus agaçant que j’ai jamais rencontré. Sa voix est forte et insupportable, et ses « observations » sur le mystère donnent envie de vomir. Tout pose problème en fait.

  • Evadne Mount parle du « Detection Club » et prétend en être membre. Elle dit qu’elle, avec ses confrères, a inventé le terme « Mayhem Parva » pour décrire un village d’une apparence idyllique où un meurtre, alors que la trouvaille revient en fait à Colin Watson dans son livre Snobbery with Violence, écrit dans les années 1970, à peu près 40 ans plus tard !

  • Vers la fin du livre, Evadne Mount inflige au lecteur une liste interminable de noms d' auteurs de romans à énigmes. C’est un geste purement hypocrite de la part d’Adair, qui essaye de convaincre les admirateurs du genre qu'il cherche leur approbation. Beaucoup des auteurs sur la liste n’étaient pas encore populaires à cette époque (à peu près les années mi-1930). Par exemple, le premier roman de Ngaio Marsh, mentionné dans cette liste, date de 1934.

  • Gilbert Adair force Evadne Mount à parler de G. K. Chesterton, mais son discours se borne à dire que « Gilbert est un génie. » Ho. Ho. Ho. Subtil.

  • Evadne Mount mentionne John Dickson Carr plusieurs fois, toujours de façon embarrassante. Finalement, elle mentionne la causerie du docteur Gideon Fell dans The Three Coffins (Trois Cercueils Se Refermeront…). Et c’est tout ! Adair ne démontre jamais aucune originalité— je soupçonne qu’il a simplement pris cette information sur Wikipédia, qui ne donne pas le texte complet. Il n’apporte rien de nouveau sur le sujet— Clayton Rawson et Anthony Boucher l’ont déjà fait mieux dans Death from a Top Hat (Miracles à vendre) et Nine Times Nine (Neuf fois neuf).

Une liste complète serait trop longue, mais voici une idée des stupidités où se complait Adair. Par exemple, il pense que le nom « Agatha Christie » est une blague. Il l’utilise souvent— vous comprenez ? C’est une blague parce qu’elle est une « rivale » d' Evadne Mount. (Encore de la subtilité...) Franchement, Evadne Mount est si agaçante que, par comparaison, Philo Vance ressemble au Dalaï-lama !

Gilbert Adair ne comprend rien à la parodie. « The Act of Roger Murgatroyd » n’est pas amusant du tout, et l’auteur démontre son ignorance complète du genre. C'est un livre affreux sur chaque plan. C'est une insulte à Agatha Christie, John Dickson Carr, et autres auteurs que j’admire.

mardi 1 novembre 2011

Le Crime de Dédale — Paul Halter (1997)

Je suis fasciné par l’idée centrale du livre Le Crime de Dédale de Paul Halter. Oubliez tout que vous avez appris de la mythologie grecque : Halter crée une version alternative. Les personnages des légendes antiques, tels que le roi Minos et l’inventeur Dédale, sont au centre de l'intrigue.

En 1937, le professeur Lewis Newcomb fait une découverte excitante : un récit du roi Minos, racontant un crime que Dédale a commis... le meurtre du Minotaure !!! Dédale était enfermé dans une chambre, dont la porte était surveillée par le roi Minos lui-même. Le minotaure était enfermé dans une autre chambre, séparé de celle de Dédale par un mur solide. Trois gardes surveillaient cette chambre close grâce à un « puits de lumière ». Ils affirment que personne n'est entré ni sorti. Qui plus est, Minos avait demandé juste avant à Dédale de couper l’oreille gauche du monstre, comme preuve de ce qu'il avait bien tué le monstre lui-même.

Tout cela parait assez impossible, mais quand les portes sont ouvertes, le Minotaure est bel et bien mort, la gorge tranchée et l'oreille gauche coupée ! Minos essaie de mettre la mort du monstre sur le dos de Thésée, mais n’arrive pas à convaincre la reine Pasiphaé. Celle-ci est convaincue de la culpabilité de Dédale, et demande sa tête. Alors que tout le monde se trouve réuni dans la cour centrale, Dédale demande la chance de transmettre une dernière invention au monde avant de mourir : le vol humain ! La reine hésite, puis donne sa permission. Dédale et Icare endossent alors leurs célèbres ailes de cire et—quel choc !— s'envolent et disparaissent dans le ciel.


Mais Minos sait que c’était un truc… il avoue même en être complice. L'idée - créer des crimes impossibles utilisant la mythologie grecque – est excellente, et me plait beaucoup; on voit les événements se dérouler et on peut deviner comment  ils ont abouti aux légendes que nous connaissons.

Mais voici le problème majeur du livre : la majorité de l’histoire se passe en 1937. Pour la première partie, ce n’est pas un grand problème… on y trouve un meurtrier en série qui commence à tuer des archéologues, en se faisant passer pour une créature de la mythologie grecque, « Talos ». C'est une idée géniale… Les véritables problèmes commencent lorsque nos héros de 1937 décident d’aller en Crète pour trouver le labyrinthe de Minos.

Un personnage surtout pose problème: Kate Jones. Je peux penser à plusieurs adjectives pour la décrire, mais la plupart sont des « gros mots ». Kate est une femme orgueilleuse, qui n'aime qu'elle-même. Elle manipule les hommes et prend plaisir à le faire. Elle se montre tout particulièrement cruelle avec Milton, un brave garçon qui l’adore et ferait presque n’importe quoi pour elle. Bref, sitôt qu'elle endosse le rôle de narrateur au début de la deuxième partie, le lecteur souhaite que le Minotaure revienne à la vie et la dévore.

Nonobstant ce personnage problématique, le livre est dans l'ensemble bien écrit. Halter emploie quelques métaphores - telles que « le labyrinthe de l’âme » - qui sont vraiment cliché et ne fonctionnent pas trop bien et les personnages ne sont pas très développés, mais l’intrigue est excellente, et la lecture toujours intéressante.

Les énigmes sont de qualité variable. Celle de 1937 n’a rien de spécial—le coupable n’est pas trop surprenant, mais son mobile est excellent. Le meurtre du Minotaure reçoit quant à lui une solution élégante et simple, malgré un indice un peu trop évident. Si je lisais ce livre en anglais, je pense que j’aurais eu une meilleure chance de résoudre le mystère— lisant en français, c’est un peu plus difficile. En revanche, la méthode que Dédale et Icare utilisent pour s’envoler est sans relief, voire franchement ennuyeuse.

Je pense que Le Crime de Dédale fonctionnerait mieux sous une forme plus ramassée. Si on élimine l’histoire de 1937, on trouve une idée géniale et un excellent crime impossible. Je ne regrette pas la lecture, même si j'ai détesté l’héroïne. Vous ne perdriez pas grand-chose à ne lire que la partie se déroulant dans l'antiquité et celle où l'envol de Dédale et Icare est expliqué, mais le livre dans son ensemble est très plaisant.

vendredi 7 octobre 2011

La Quatrième Porte — Paul Halter (1987)

Non. À l’heure actuelle, vous êtes sans conteste le meilleur. Le seul qui, au mépris de notre époque où hélas le mystère et le merveilleux cèdent le pas à la violence et au sexe, le seul qui persiste à écrire des énigmes digne de ce nom. Je dirai même que vous êtes le dernier défenseur de l’authentique roman policier.
le docteur Alan Twist, La Quatrième Porte

Cette citation de La Quatrième Porte s’applique particulièrement à l’œuvre de Paul Halter. Sans doute se considère-t-il comme le défenseur du roman d’énigme, à une époque où le «noir » le dépasse en popularité. Pas besoin d’intrigue, d’avoir de véritables indices, ou même d'une énigme ! Rien que de la Psychologie et du Social, et les critiques se pâment...

L’ingéniosité qu’on trouve dans le roman La Quatrième Porte démontre que Paul Halter est capable d’écrire un roman policier dans un style « classique ». Tous les indices nécessaires pour résoudre le problème sont là. Ajoutez-y beaucoup d’imagination, une « chambre close » géniale, une bonne création d'atmosphère, des personnages assez sympas; et vous avez un chef-d’œuvre.

Notre histoire commence dans un village anonyme de la campagne anglaise. Le narrateur, James Stevens, est un jeune homme qui a commencé ses études à l’université. Sa sœur, Elizabeth, aime son meilleur ami, Henry White. Un autre ami de Stevens, John Darnley, est également amoureux d'Elizabeth. Les White, Darnley, et Stevens habitent trois maisons situés à proximité les unes des autres. Mrs. Darnley, la mère de John, s’est apparemment suicidée quelques années auparavant, dans une chambre close. Depuis ce temps, Mr. Darnley a accueilli plusieurs locataires sous son toit, mais tous sont partis rapidement, se plaignant de bruits de pas et d'étranges lueurs en provenance de la chambre de la défunte.

Mais tout change lorsque les Latimer arrivent. Patrick et Alice Latimer sont des spirites, Alice en particulier affirmant être un médium. Elle le prouve avec panache, devinant une question que Mr. White a écrit à son épouse décédée et placée dans une enveloppe close, restée tout du long sous la surveillance de témoins.

L’histoire ne termine pas là : Patrick Latimer décide de contacter le fantôme de la pauvre Mrs. Darnley en passant la nuit dans la chambre maudite. La porte est fermée et scellée avec de la cire et l’empreinte d’une pièce rare, choisie par un témoin indépendant peu avant l’expérience, après quoi, le témoin conserve la pièce par-devers lui. Mais à l'ouverture de la porte, on découvre un inconnu dans la chambre, un couteau dans le dos ! Un deuxième meurtre est commis par la suite, quand un homme est trouvé assassiné dans sa maison entourée d'une neige vierge de toute trace de pas...

Ce n'est là qu'un échantillon d’une intrigue assez compliquée où il est question entre autres de bilocation, de résurrection, de réincarnation, d'une chambre maudite, et les trucs employés par les médiums… si ce sont des trucs ! Les solutions des chambres closes sont toutes excellentes : simples, faisables, convaincantes. Et quand l’enquête se met en marche, Halter démontre sa maîtrise de l’intrigue. Il n’y a jamais un moment ennuyeux, et Halter manipule brillamment le lecteur.

Il y a quelques choses un peu bizarres avec ce roman. Mon exemplaire compte seulement 188 pages, et c’est seulement après la 140ième que le docteur Twist apparaît. Je commençais à me demander où il était. Après tout, j’ai entendu beaucoup de fois qu'il était le héros du roman. Halter trouve une façon excellente de l’introduire dans l’action, et même si son partenaire, l’inspecteur Hurst, n'apparaît pas dans ce roman, il est mentionné. (On présente souvent La Quatrième Porte comme le premier roman de Halter, mais l'honneur revient en fait à La Malédiction de Barberousse, que je suis en train de lire.)

Le « style Halter » dans ce livre est honnête. Les personnages ne sont pas développés sur 368 pages, mais ils étaient tous plus que des noms. Je les ai trouvés assez sympas, et je voulais savoir comment leur histoire finirait. L’atmosphère n’est pas créée avec l’habileté d’un Grand Maître comme Edgar Allan Poe ou John Dickson Carr, mais elle est assez bonne, avec un sentiment de malaise dominant l'ensemble.

J’aime aussi beaucoup l'humour de M. Halter, comme par exemple ici, quand James se moque de sa sœur et son amour pour Henry :

Je me levai, gagnai ma bibliothèque, pris le premier tome d’une volumineuse encyclopédie et le lui posai sur les genoux en déclarant avec un rien d’ironie :

Comme tu m’en parles si souvent et que le cas est si intéressant, j’ai écrit une petite monographie de huit cent pages à son sujet, mais ce n’est que le premier volume et…

    Ayant pour ma part deux sœurs ainées, ces mots m’ont rappelé des jours plus simples, quand nous vivions tous sous le même toit et échangions ce genre de plaisanteries.

    Pour le dire courtement, La Quatrième Porte est sans conteste un chef-d’œuvre. L’intrigue est maline, d'une ingéniosité diabolique. L’identité du coupable est une véritable surprise, et le livre est vraiment agréable à lire. J’ai décidé d’acheter le livre après que John Pugmire ait annoncé qu’une traduction anglaise, The Fourth Door, est disponible sur Amazon— et je ne regrette pas du tout cette décision! J’aime beaucoup l’œuvre et l’imagination de M. Paul Halter, et je suis content que ses romans commencent à apparaitre en anglais. Peut-être le monde Anglo-Saxon appréciera-t-il l’ingéniosité de M. Halter. On le compare souvent à John Dickson Carr, mais la comparaison est rarement aussi justifié qu’avec La Quatrième Porte. Bravo !!!

    mardi 9 août 2011

    Brunet Wieczorową Porą (1976; litt. « Un homme brun le soir ») — réalisation: Stanislaw Bareja


    Le roman policier est de plus en plus populaire en Pologne. Pour comprendre pourquoi la Pologne n’a jamais eu un « Age d’Or », il faut connaître un peu l’histoire du pays. A la fin de la Première Guerre Mondiale, la Pologne redevint indépendante après 123 ans d’occupation. Entre 1772 et 1795, l’Allemagne, l’Autriche, et la Russie se sont « partagé » la Pologne, de sorte que jusqu’en 1918, la Pologne n’existait pas… en théorie, du moins. Les patriotes polonais refusaient de renoncer à  leur culture, et c’est pourquoi les polonais ont apporté leur soutien à Napoléon Bonaparte pendant les guerres napoléoniennes. Il est même mentionné dans le deuxième couplet de l’hymne national polonais.

    C’est pourquoi la Pologne n’a pas participé à « l’Age d’Or ». Les polonais étaient trop occupés à reconstruire leur pays. Puis Hitler a envahi le pays, précipitant la Deuxième Guerre Mondiale. Après la guerre, un dictateur (Hitler) fut remplacé par un autre (Staline). Là encore, les circonstances n’étaient guère propices à un essor du roman policier. Il s’agissait de préserver une culture que les soviétiques essayaient d’éradiquer. (Un bon film sur le sujet est le Katyń d’Andrzej Wajda.)

    C’est seulement depuis quelques années que le roman d’énigme est devenu populaire en Pologne : Agatha Christie est traduite en masse, ainsi que Erle Stanley Gardner. Les plus populaires romans policiers sont encore ceux avec du couleur politique, avec l’espionnage, des gouvernements malhonnêtes, etc. Mais on voit de plus en plus des romans plus « traditionnels », comme le livre Diabeł na wieży (« Le Diable sur la tour ») par Anna Kańtoch, qui mélange énigme policière et fantasy. Je n’ai pas encore lu le livre, mais les critiques sont enthousiastes, et j’ai demandé  à une amie qui habite la  Pologne si elle pouvait me le procurer.

    Aujourd’hui, je voudrai parler d’un film polonais de 1976. C’était encore le temps du communisme, mais le film, Brunet Wieczorową Porą (« Un homme brun le soir ») est une comédie qui satirise beaucoup les conventions du roman d’énigme.

    Michał Roman, un éditeur polonais, voit sa femme et ses enfants partir en vacances. Il espère que le weekend sera tranquille. Malheureusement, la soirée s’avère rien moins que calme — une gitane apparait à sa porte, et fait des prédictions étonnantes, la dernière vraiment effrayante. Elle dit que Michał rencontrera une personne avec des cheveux bruns le lendemain, et quand le soir arrivera, il le tuera. Elle part soudainement, laissant notre héros  vraiment effrayé.

    Le lendemain, des évènements étranges se produisent. Le laitier trouve la montre de Michał, qu’il avait perdue—comme la gitane l’avait prédit. Les « numéros de la chance » qu’elle avait donnés à  Michał sont les numéros gagnants pour la loterie. Bref, tous les prédictions se réalisent, et Michał panique en se rappelant la dernière. Après plusieurs scènes comiques, il se trouve dans sa maison, tout seul… quand tout à coup, un homme aux cheveux bruns fait son entrée ! Michał le met promptement à la porte, et, heureux, va se coucher… mais pendant la nuit, un son le réveille, et par accident, il renverse une boîte remplie de couteaux… et  découvre l’étranger tué d’un coup de couteau dans le dos.

     Michał demande alors à son ami, Kazik Malinowski (joué par Wiesław Golas) de l’aider. Kazik explique rationnellement comment les prédictions de la gitane se sont réalisées, et les deux inventent un plan pour attraper le meurtrier. Les dernières scènes sont excellentes, avec un indice incroyablement stupide conduisant à la « vérité », et une chasse commence.

    Le résumé semble exhaustif, mais je n’ai pas parlé des élements comiques qui occupent la plus grande partie du film. Les éléments de l’énigme sont plus ou moins comiques aussi— l’indice qui désigne le coupable est stupide, mais c’est le but. C’est une satire des  romans policiers  et surtout des films américains. Dans la dernière scène, Michał explique à un policier pourquoi l’indice était un vrai indice, et la réaction qui s’ensuit est un bel exemple de l’humour polonais aux dépens des forces de l’ordre.

    L’humour est vraiment polonais : on y trouve beaucoup de blagues avec l’alcool, la milice, les russes, les américains, etc. Quelques blagues marcheront seulement pour ceux qui ont une bonne connaissance de l’époque. Mais dans l’ensemble, le film tient vraiment bien le coup. L’explication des « pouvoirs surnaturels » de la gitane est élégante, et avec un peu plus d’effort, le matériau aurait pu donner une énigme excellente. Mais le film tel qu’il est n’est pas si mal que ça—le « comment » et le « qui » sont  bien expliqué avec des bons indices, et l’humour est excellent. J’espère qu’un « Age d’or » est en train de commencer en Pologne, car l’imagination qu’on trouve dans ce film est excellente.

    dimanche 31 juillet 2011

    Top Storey Murder — Anthony Berkeley (1931)

    Anthony Berkeley
    Quand Anthony Berkeley écrivit son roman « The Layton Court Mystery » en 1925, son objectif était de créer un détective le plus antipathique que possible. Cet « honneur » devait échoir l'année suivante à S. S. Van Dine dont « L'affaire Benson » marquait la première apparition de son limier Philo Vance. Vance fut très populaire en son temps, ce qui m’étonne, car il est certainement l'un des détectives les plus odieux de la littérature policière.

    Roger Sheringham, par contre, est un personnage amusant. Dans « Le club des détectives», il propose une solution incroyable reposant sur un raisonnement inattaquable… qui se révèle pourtant erronée, comme le démontre un autre personnage. Dans «Le gibet imprévu », il entreprend de « couvrir » celui qu'il pense être le coupable – mais que le lecteur sait être innocent. Dans le livre « Top Storey Murder », il décide d’engager une secrétaire, et se retrouve aux prises avec une femme dont l'efficacité le terrorise.

    « Top Storey Murder » est un livre intéressant, mais d'une misogynie plus marquée que les autres œuvres de Berkeley. La chose est traitée de façon humoristique mais le lecteur moderne risque de ne pas apprécier. (Ce n'est pas mon cas — si vous avez eu plus que votre ration de comédies hollywoodiennes médiocres, le livre vous apportera une diversion bienvenue.) La force de Berkeley est qu’il est un excellent écrivain — misogyne ou pas, son style est merveilleux. Dans « Top Storey Murder », on trouve plusieurs scènes jubilatoires où Roger Sheringham s'échine à résoudre l'énigme que lui posent le comportement de sa secrétaire et des autres personnages féminins.

    Mais mon propos n'est pas de décider quel niveau de misogynie est acceptable dans un roman, ni de spéculer sur la psychologie de l’auteur. L’œuvre est d’abord un roman d’énigme et un bon exemple de la « qualité Berkeley ».

    Roger Sheringham se dispose à aller déjeuner avec son collègue, l’inspecteur Moresby, mais ce dernier reçoit un appel téléphonique et doit renoncer. Une femme âgé qui, d'après la rumeur, dissimulait chez elle une forte somme d'argent a été assassinée par un voleur qui s'était introduit dans son appartement. Voilà qui ressemble à une enquête de routine pour Scotland Yard, et Moresby invite Roger à y participer à titre d'observateur. Roger accepte, mais dès le début, la théorie du voleur ne lui semble pas correcte…

    L’énigme est plutôt bonne, mais Berkeley a fait mieux. Le mécanisme du crime est excellent, même si je l’ai deviné, l’identité du coupable par contre est complètement arbitraire, aucun véritable indice n'étant donné au lecteur.

    II n'en reste pas moins que Berkeley a un style excellent et le roman est amusant. Dans son temps, l’auteur était très populaire et respecté— il fut le  fondateur du « Detection Club » en 1930, et un de ses livres (« Before the Fact », écrit sous le nom Francis Iles) fournit la matière du « Soupçons » de Hitchcock. Anthony Berkeley était un génie, et mérite largement d'être redécouvert.

    samedi 23 juillet 2011

    Bon Cop Bad Cop (2006) — réalisation: Érik Canuel

    Le Canada est un grand pays dont la grande majorité des habitants sont anglophones bien qu'il y ait deux langues officielles. La seule province canadienne réellement francophone est le Québec. Les relations entre les québécois et les anglophones sont parfois difficiles — c'est le sujet de la comédie « Bon Cop Bad Cop ».

    Le titre du film, « Bon Cop Bad Cop », est un jeu de mots sur l’expression « good cop bad cop » qui se réfère à une technique d'interrogatoire employée par la police: un policier – le « méchant » – interroge agressivement le suspect puis s'absente, passant le relais à son collègue – le « gentil » – qui adopte une approche plus conciliante.

    Le film est à l'image de son titre: une moitié en anglais, l’autre en français. (Avec sous-titres dans l'une ou l'autre langue, bien sûr.) Les protagonistes sont Martin Ward (Colm Feore) et David Bouchard (Patrick Huard). Martin est un policier ontarien très respectueux des règles. David est un policier québécois qui les invente. Leurs personnalités sont complètement différentes, mais ils sont forcés de travailler ensemble quand un cadavre est découvert sur la frontière Ontario-Québec, une moitié dans l’Ontario et l’autre au Québec. Leur première rencontre n’est pas harmonieuse, et l’humour de la scène est vraiment noir.

    Sur les lieux du crime
    Mais c’est seulement le premier meurtre. On découvre un tatouage sur le cadavre, après quoi une seconde victime est découverte, portant un autre tatouage. C’est le début d'une série de meurtre liés au hockey. Le mobile est bien trouvé, surtout si vous connaissez ce sport. On y trouve des blagues amusantes et intelligentes sur Eric Lindros, Wayne Gretzky, et autres. Par exemple, le célèbre humoriste canadien Rick Mercer, joue un rôle trop important pour relever de la figuration, mais pas assez pour être en vedette. Son personnage moque Don Cherry, un commentateur qui connait bien son hockey, mais qui est franchement un peu raciste, surtout envers les joueurs non-canadiens et québécois.

    L’histoire est intéressante et la comédie est généralement bonne, parfois très canadienne — certaines blagues ne fonctionnent que si l'on connait bien le hockey, ou le Canada. L’énigme quant à elle n’est pas terrible — les rares indices qui sont apportés seront plus facilement déchiffrés par quelqu’un ayant une bonne connaissance du hockey, et le choix du meurtrier est franchement arbitraire.

    Malgré les problèmes avec l’énigme, le film est bon. Le réalisateur, Érik Canuel, fait du bon boulot. L’action est bien menée (il y a quelques explosions et des chasses…), et lisible. Trop de films actuels copient le style des films « Bourne »—l’action est si rapide qu’on ne sait jamais qui fait quoi et où. Dans le film « Quantum of Solace », par exemple, une certaine scène avec des avions aurait pu prétendre au statut de classique. Malheureusement, je n’ai toujours aucune idée de ce qui pouvait bien s'y passer. Canuel ne fait pas cette erreur et s'en sort, dans l'ensemble, plutôt bien.

    Les acteurs sont bons. Feore et Huard fonctionnent très bien ensemble —comme Nero Wolfe et Archie Goodwin, leurs personnalités sont si différentes que leurs rapports n'en sont que sont plus intéressants et percutants. Les autres acteurs sont aussi compétents, et les camées sont amusants—mais je parle d’une perspective canadienne, ou je sais qui la personne est et quelle personne réelle le film moque gentiment.

    « Bon Cop Bad Cop » n’est pas le meilleur film que j’aie vu, mais il est amusant et donne une bonne idée des relations entre anglophones et francophones. Si vous voulez lire un bon polar avec un thème similaire, je recommande les romans de Louise Penny. J'ai découvert sur son site web, que les livres « A Fatal Grace » (un crime impossible, ou la victime est électrocuté sur un lac gelée pendant un match de curling) et « Still Life » (je ne l’ai pas lu encore) ont été traduits en français: le premier, sous le titre « Sous la Glace », et le second sous le titre « Nature morte » (le titre alternatif est « En plein cœur »). « Sous la Glace » propose un bon crime impossible, mais comme les enquêteurs assemblent le puzzle une pièce à la fois, la réponse au « comment? » précède de beaucoup celle du « qui ? ». Je préfère pour ma part un autre livre de Penny, « The Murder Stone » (pas encore traduit), dans lequel une personne est tuée par la chute d'une statue, et où la solution est révélée en une seule fois à la fin du livre. Je l’ai comparée à Agatha Christie, et je pense que c’est une comparaison justifiée. Penny joue franc-jeu avec le lecteur, comme Christie, et elle comprend bien l’esprit canadien.

    vendredi 15 juillet 2011

    The Devotion of Suspect X (La Dévotion du suspect X; titre originel "Yōgisha X no Kenshin") — Keigo Higashino (2005)

    Le roman d’énigme a mauvaise réputation de nos jours. On le dit archaïque et stéréotypé. Un auteur comme Agatha Christie n’est pas un « vrai » écrivain, parce qu’elle a beaucoup d’imagination (c’est presque un crime de nos jours !) et que ses livres ont du succès. Aux romans d’énigmes, on préfère des romans « noirs » et « psychologiques », qui se doivent d'être réalistes et de dépourvus de toute ingéniosité.

    La situation est différente au Japon, où existe un vaste mouvement néo-orthodoxe, le roman d’énigme étant extrêmement populaire. L'ingéniosité et l'imagination y sont considérées comme des qualités importantes pour un roman policier, qui doivent être encouragées. Hélas pour moi, je ne suis pas japonais et je ne parle pas la langue… mais je peux lire les traductions !

    The Devotion of Suspect X (La Dévotion du suspect X) de Keigo Higashino est paru initialement au Japon en 2005 sous le titre Yōgisha X no Kenshin; la version anglaise est parue quant à elle au mois de février 2011. C'est donc un livre assez récent.

    Une adaptation du livre était réalisé
    en 2008 dans le film « Suspect X ».
    Il fait partie d'une série consacrée au « Détective Galileo ». (C’est le surnom qu’on a donné au Dr. Manabu Yukawa, un brillant physicien qui aide parfois son ami, l'inspecteur Kusanagi.) C’est le troisième livre de la série, les deux premiers étant des recueils de nouvelles, avec des solutions hors de portée du lecteur… sauf s'il est physicien.

    The Devotion of Suspect X est un roman assez tranquille: on n’est pas sur une île abandonnée où un assassin maniaque élimine tout le monde à tour de rôle. Il s'agit en fait une affaire domestique et assez sordide. Yasuko Hanaoka est persécutée par son ex-mari, Togashi, qui lui réclame sans cesse de l’argent et empoisonne sa vie et celle de son enfant, Misato. Quand elle déménage, elle espère en être débarrassée… A tort. Togashi la retrouve et devient violent. Il essaie de tuer Misato. Yasuko et Misato, effrayées, n'ont d'autre choix que d'étrangler le malfaisant.

    Il faut maintenant se débarrasser du cadavre. C’est là que Ishigami, un professeur de mathématiques, entre en jeu. C'est un génie, dont les mathématiques sont la grande passion. Il aurait voulu faire de la recherche, mais les circonstances l’ont contraint à opter pour le métier d'enseignant. Il aime Yasuko, et décide de lui « calculer » un alibi parfait. Il s'agit, après tout, de légitime défense.

    Les policiers trouvent le cadavre et l’identifient comme Togashi. Ils se rendent chez Yasuko et découvrent qu'elle et Misato ont des alibis inattaquables. Elles ont regardé un film puis sont allées au karaoké. Les policiers essaient sans succès de démolir cet alibi parfait… Alors entre en scène le « Détective Galileo ». Brillant physicien, c' est un ancien collègue d’Ishigami, et les deux se connaissent bien. Leurs conversations sont très ambigues, chaque mot qu'ils échangent pouvant être compris de différentes manières...

    L’auteur explique finalement de quelle manière les alibis ont été crées, et l’explication est superbe. Tous les indices sont fournis au lecteur. L'identité du meurtrier est connue dès le deuxième chapitre et plus les policiers s'approchent de la vérité, plus le lecteur s'inquiète pour les coupables qu'il comprend et avec lesquels il finit par sympathiser.

    L’auteur, Keigo Higashino, fait montre d' une grande ingéniosité mais le duel intellectuel entre Ishigami et Yukawa est à mon avis l’aspect le plus intriguant du livre. C’est une partie d’échecs entre deux maîtres et on veut savoir qui gagnera…

    Si vous savez l’anglais, je recommande The Devotion of Suspect X. La traduction est bonne et l’histoire est intéressante. C’est un livre extrêmement intelligent, qui prend le « mystère inverti » et y donne beaucoup de caractère à travers les personnages.

    vendredi 8 juillet 2011

    Le Diable de Dartmoor — Paul Halter (1993)

    Dartmoor, au début de notre histoire
     « Vous croyez aux fantômes ? Remarquez, je n’en serais pas surpris : tout le monde, ici, croit aux démons, à Satan, aux sorcières, aux lutins, aux cavaliers sans tête et à je ne sais quoi encore… Oui, ils y croient, et pas seulement ce crétin de Basil ou ce brave George, mais aussi le professeur, le docteur, sans oublier le chef de la police ! Oh ! ils ne l’avouent pas franchement, ils affirment tout simplement qu’il faut rester prudent avec ces choses-là ! »
    — Inspecteur Archibald Hurst, Le Diable de Dartmoor (chapitre 18)

    Le Diable de Dartmoor est un livre de Paul Halter, écrit en 1993. (Voici un fait intéressant : c’était publié en avril, seulement un mois avant ma naissance…) Voici un vrai chef-d’œuvre : Halter suit la formule des meilleurs livres de John Dickson Carr, et le résultat est fascinant.

    Le cadre est le village de Stapleford, près de Dartmoor en Angleterre, où l'on peut parfois entendre hurler le chien des Baskerville… Dartmoor est une région pleine des légendes fantastiques de toutes sortes. Comme le dit le docteur Alan Twist : « il paraît qu’il n’est pas un kilomètre carré où n’ait eu lieu quelque fait plus ou moins tragique et mystérieux à un moment quelconque du passé. » Avant d’écrire le livre, Paul Halter s'est rendu en pèlerinage en Angleterre, et cela se sent. Dartmoor, sous la plume de Halter, semble réel : le décor est magnifique, mais quelque chose de terrifiant se cache dans l'ombre… Résultat ? Une excellente atmosphère. C’est un point important— car faisant souvent défaut au « style Halter ». L’histoire que Halter raconte est excellente, mais son atmosphère la rend plus passionnante encore.

    Halter fait vraiment preuve d'une grande maîtrise avec ses intrigues. Je pense que, de tous ses livres que j’ai lus, Le Diable de Dartmoor est le meilleur de ce point de vue. Le début du livre introduit les premiers éléments de mystère: trois filles sont assassinées, et des témoins établissent une chose… le coupable ne peut être qu’un homme invisible ! Basil, l’ivrogne de village, en rajoute encore: la nuit du premier meurtre, il a vu un cavalier sans tête sur un cheval s'envoler dans le ciel! Personne ne le croit, le coroner déclare que les morts sont accidentelles, et quelques années s'écoulent sans autre incident...

    Puis Nigel Manson, un jeune comédien, est victime à son tour de l’homme invisible. Il pose pour une photo à une fenêtre, mais tombe et se tue. Les témoins s'accordent pour dire qu'il a été poussé... mais n'ont vu personne s'approcher de lui!

    Voilà un livre dont John Dickson Carr serait fier. Halter intrigue ses lecteurs avec des évènements bizarres et mystérieux. Les témoignages sont intrigants — par exemple, la femme du feu Nigel Manson dit qu’elle a senti un courant d’air, comme si quelqu’un passait auprès d’elle. Halter explique tout et donne au lecteur tous les indices, contrairement au livre dont je parlais la semaine dernière, À 139 pas de la mort. Le problème est complexe, mais la solution est élégante d'une simplicité étonnante; et Halter multiplie les pièges et les fausses pistes.

    Une adaptation de bande-dessiné
    Peut-être avez-vous déjà deviné que les détectives sont le docteur Alan Twist et son partenaire, l’inspecteur Archibald Hurst. Leur rôle se borne à enquêter —on n’en apprend pas beaucoup sur eux. Il serait un peu injuste de les qualifier de « ternes » , mais cela donne une bonne idée de ce à quoi il faut s'attendre. (Au moins ne sont-ils pas agaçants comme Philo Vance, dont la popularité en son temps ne cesse de m’étonner.) Mais honnêtement, j’aime cette approche. Je ne veux pas entendre parler de l’enfance terrifiante du détective, je veux le voir enquêter. C'est le mystère qui compte.

    Aussi, Halter réalise bien ses personnages. Ils ne sont pas extrêmement complexes, mais ils sont intéressants et sonnent pour une fois vraiment anglais.

    En conclusion, Le Diable de Dartmoor est un excellent livre. Halter montre beaucoup d’ingéniosité, et comme toujours, son imagination est fascinante. L’atmosphère, le milieu, et l’énigme sont sublimes, les personnages sont bons… Je ne vois rien à critiquer. Au contraire : c’est un des meilleurs livres que j’aie lus en 2011.

    jeudi 30 juin 2011

    À 139 pas de la mort — Paul Halter (1994)

    C’est en septembre 1994 que paraît « À 139 pas de la mort ». Il s’agit - si l’on considère  « La Malédiction de Barberousse » comme le premier volume de la série -  du douzième roman mettant en scène l’inspecteur Archibald Hurst et le docteur Alan Twist, et l’on y trouve, comme d’habitude, un crime impossible.

    L’histoire commence avec un jeune juriste, Nevile Richardson, en quête d’aventures. Alors même qu’il vient d’exprimer son désir de vivre quelque chose d’excitant, il aperçoit une jeune femme qui semble effrayée. Comme un homme la suit, Neville les prend en filature à son tour, et est témoin d’une conversation entre la femme et l’homme, qui parle d’une voix cassée.  Après le départ de l’homme, Nevile s’assoit à côté de la jeune femme qui le prenant pour quelqu’un d’autre commence à lui parler d’un rendez-vous pour le 16 à 21 heures. Elle est sur le point d’en  préciser le lieu quand elle se rend compte de son erreur; elle n’achève pas sa phrase et demande Nevile de tout oublier. Il n’en fait rien, et tente de déterminer le lieu du rendez-vous en s’appuyant sur les paroles et les actes énigmatiques de la jeune femme…

    De leur côté, le docteur Twist et l’inspecteur Hurst reçoivent  la visité d’un nommé John Paxton., qui leur raconte une histoire digne de Conan Doyle ( « La Ligue des Rouquins » en particulier). On le paye pour livrer une lettre à une certaine adresse et en rapporter une autre, en empruntant un chemin particulièrement détourné, dans des vêtements fournis par le commanditaire. Comble de l’étrange, Paxton ayant ouvert les enveloppes n’y a trouvé que du papier blanc !

    Une autre personne fait état d’une expérience similaire, et Nevile Richardson vient consulter les détectives au sujet du mystérieux rendez-vous. Le docteur Twist apporte finalement une réponse, et Nevile se rend au lieu du rendez-vous… pour y trouver John Paxton, assassiné… dans une pièce remplie de chaussures!

    Il ne s’agit pas là du crime impossible, mais je n’en dirai pas davantage afin de ne pas déflorer l’intrigue. Quelques mots cependant sur les caractéristiques de ce crime impossible, qui pose deux problèmes en un. Le premier étant de savoir comment quelqu’un a pu entrer dans une maison complètement fermée de l’intérieur et en sortir, en laissant la clef dans la serrure de la porte d’entrée. Le deuxième étant la manière dont  l’assassin n’a laissé aucune trace sur le plancher qui n’a pas été balayé depuis cinq ans.
    Quelque chose qui nous manque sur les lieux du crime…

    J’avoue que j’ai beaucoup aimé la situation impossible. Le truc de la chambre close est bien trouvé — une variation astucieuse sur une vielle solution. J’ai apprécié également l’explication du problème du plancher. La solution est ingénieuse et l’indice majeur, bien en évidence.

    Il y a malheureusement un hic : les indices donnés au lecteur ne sont pas suffisants pour conclure que l’assassin est bien X plutôt que Y. La solution apportée par le Dr. Twist est persuasive, mais je me suis demandé après coup : « Comment a-t-il pensé à cela ? » Le Grand Détective ferme les yeux, hoche la tête plusieurs fois, s’exclame « Eureka! » et dit au pauvre inspecteur d’arrêter le suspect le plus improbable.

    Mais c’est un problème qui ne me dérange pas trop, car Halter nous donne en revanche tous les indices permettant de répondre au « comment », question en l’occurrence beaucoup plus intéressante que le « qui », et la solution est tout à fait acceptable de ce point de vue.

    La lecture est assez rapide et passionnante — je ne pouvais pas m’arrêter de lire! Mais on discerne aussi les limites du « style Halter ». Ses personnages sont assez falots, travers qu’il partage avec John Dickson Carr. Mais ce n’est pas tout : je trouve que les personnages semblent plus français qu’anglais. Ils ne sont anglais que de nom (et encore, pas toujours). Je pense que M. Halter est un vrai anglophile— on trouve par exemple plusieurs passages vraiment intéressants sur l’histoire anglaise. Mais il n’arrive pas à saisir la psyché anglaise.

    L’atmosphère du livre est excellente, mais pas aussi effrayante qu’elle aurait pu l’être. Halter prend une direction différente, et le résultat est intéressant— le livre est en quelque sorte une fantasmagorie. Les évènements ne cessaient  jamais de m’intriguer : on y trouve des rendez-vous mystérieux, un fantôme qui gémit de son tombeau, un homme mort qui profite encore de sa maison, et même une gouttière volée! (Il ne manque que des pirates et des plans pour une nouvelle bombe atomique.) Le ton est donné d’emblée. « Vous voulez des aventures? » « Eh bien, vous les aurez! »

    Dans le 42ième chapitre, Halter offre une digression sur les romans d’énigmes. J’ai trouvé le discours fascinant, et je partage les sentiments du docteur Twist quand il évoque le triste état actuel du roman d’énigme. La partie consacrée aux chambres closes est intéressante, mais un peu trop brève— le docteur Twist offre quelques exemples et c’est tout. J’aurais aimé en savoir plus sur les idées de Twist en matière de crimes impossibles, car il est évident que le personnage  partage les opinions de son créateur. L’idée d’une causerie à l’intérieur du roman n’est pas nouvelle. On peut en trouver de bons exemples dans Miracles à vendre (Death from a Top Hat) de Clayton Rawson, Neuf fois neuf (Nine Times Nine) d’Anthony Boucher, et  dans Trois Cercueils se refermeront (The Three Coffins) de John Dickson Carr (la meilleure à mon avis).

    J’aime beaucoup l’attitude de M. Halter envers le roman policier; il n’hésite pas à défendre les grands maîtres du passé, comme John Dickson Carr. A une époque où  le genre « noir » domine le marché, c’est un vrai plaisir de rencontrer un auteur qui suit les traditions de « l’Age d’Or » et le revendique. Je tiens dans l’ensemble l’œuvre de M. Halter en très haute estime : son imaginaire  est fascinant et ses crimes impossibles sont aussi intrigants que ceux de son idole John Dickson Carr. Ses intrigues sont haletantes et je les suis toujours avec intérêt. Carr sera toujours mon auteur favori, mais Halter est son digne successeur.